C'est capital pour nos économies.
La monnaie n'est qu'un symbole, un symbole de valeur.
Un symbole est un signe qui représente un concept, ici le concept de « valeur ». Des coquillages,
l'or, les billets de banques, maintenant les montants inscrits en comptes courants dans les banques
sont ou ont été des signes monétaires. Bien noter qu' un symbole n'existe que dans la mesure ou il
existe une société qui comprend ce signe et en fait usage.
La valeur est ici "le prix selon lequel un objet peut être échangé" (Le petit Larousse illustré – éd.
2006). L'attribution d'une valeur est une opération subjective. Il faut que vendeur et acheteur
arrivent à un accord sur une valeur d'échange pour que l'échange puisse se faire. Les sociétés
parviennent à établir des valeurs moyennes communément admises quoique généralement
évolutives.
Dans le troc, un bien ou un service s'échange contre un bien ou un service estimé à la même
valeur. Dans l'échange monétaire, un bien ou un service s'échange contre une quantité de monnaie
également de même valeur pour les intervenants.
Ainsi, la monnaie est constituée de signes symboliques qui représentent des valeurs
d'échange au sein d'une société.
Il ne faut en aucun cas confondre les valeurs avec leurs symboles. Ce pavillon vaut 400 000
€. Nous pourrions préciser 400 000 €-valeur. Si je veux l'acheter je dois, en échange, remettre 400
000 €-monnaie. Bien entendu ceux-ci valent également 400 000 €-valeur, mais uniquement par
convention, car il ne s'agit que d'un symbole n'ayant aucune valeur en soi ( que l'on utilise des billets
ou un compte courant).
Voulez-vous tester votre compréhension de la monnaie ? Chaque fois que vous entendez
« euros », posez-vous la question : « euros-valeur » ou « euros-monnaie » ?
Si la monnaie est un symbole de valeur, d'où vient ce symbole et comment fonctionne-t-il ?
Il vient du fond des âges, sous diverses formes selon les sociétés. Il ne fonctionne que par la
confiance - justifiée ou non - que lui accorde ceux qui s'en servent. S'il s'installe un doute sur la
capacité d'une monnaie de telle valeur à échanger un bien ou un service réel de même valeur, alors
cette monnaie vacille.
Quel symbole aujourd'hui mériterait le mieux notre confiance ? Il semble que ce soit un
symbole engageant la société elle-même. Seule la société en tant que telle, c'est à dire en tant que
collectivité biologiquement pérenne, politiquement stable et économiquement puissante, parait
légitime pour émettre des signes monétaires dignes de confiance.
La reconstruction du système monétaire sur cette base serait une tâche de salubrité publique.
J.J. / Mars 2009.
Un groupe de réflexion rassemblant des personnalités reconnues vient de publier sous le pseudonyme « Les convivialistes » un manifeste ayant déjà recueilli un bon millier de signatures, dont la mienne ( lesconvivialsites.fr ). On y lit : « Un autre monde est non seulement possible, il est absolument nécessaire. Et urgent. Mais comment dessiner ses contours et le penser ? ».
C'est la gravité et l'urgence de cette question qui m'a conduit aux réflexions suivantes ; plus précisément, les considérations économiques à la fin du chapitre IV de ce « manifeste convivialiste » qui réclament « d’empêcher le décrochage entre économie réelle et économie financière en régulant étroitement l’activité bancaire et les marchés financiers et de matières premières, en limitant la taille des banques et en mettant fin aux paradis fiscaux »
Cette perspective est-elle suffisante ? La régulation des activités bancaires, par les banques elles-mêmes il est vrai, n'a-t-elle pas déjà largement fait preuve de son inefficacité. Bâle I, Bâle II, Bâle III , ... devrons-nous aller jusqu'à Bâle XVI ?
A mon avis, l'heure n'est plus à réguler mais bien à refonder.
Pour cela nous avons tous les éléments nécessaires : les connaissances historiques et les concepts théoriques issus de la pratique bancaire elle-même. Les monnaies complémentaires ne sont pas une refondation ; tout au plus une concurrence. L'effacement périodique des dettes comme le propose David Graeber dans « Dette - 5000 ans d'histoire » ne l'est pas davantage ; tout juste une façon d'assurer la survie du système comme il le démontre.
Il ne s'agit pas de faire disparaître toute dette : un individu ou groupe d'individus peut contracter une dette vis à vis d'un autre individu ou groupe d'individus. Mais ceci est du domaine privé. Or la monnaie d'endettement – la seule qui soit acceptable dès que l'on dépasse le fétichisme de la monnaie – est du domaine public. La dette publique existe et continuera d'exister mais elle devrait être notre monnaie et non pas seulement sa contrepartie. Le déficit public ne serait alors qu'une création monétaire le plus souvent bénéfique ; l'excédent budgétaire, une destruction monétaire en certains cas utile. Nous devrions enfin prendre au sérieux la « monétisation de la dette publique » souvent évoquée. ( Patrick Artus l'écrivait dès septembre 2009 dans le « Flash économie » n° 432 de Natixis : Pour éviter que ceci ne dégrade la qualité de la signature des Etats, cette substitution impose la monétisation de la dette publique, - Flash sept. 2009 n° 432 .)
Imaginons une nation, un état, bref une collectivité solidaire notamment économiquement. Cette collectivité, en tant que telle, peut remettre une reconnaissance de dette à celui de ses membres qui lui a rendu un service ou livré un bien. Cette reconnaissance pourra servir à ce membre pour accéder aux services publics en place ou pour s'acquitter des impôts ou taxes qui lui seront réclamés par sa collectivité : ce sera dans chaque cas une annulation de dettes réciproques. Si par convention la reconnaissance de dette initiale est reconnue transmissible à autrui en échange d'un bien ou service, alors cette reconnaissance de dette devient une monnaie et pourra servir à tous ceux qui la recevront. Toute dépense publique créera de la monnaie et toute recette publique en détruira. La pénurie monétaire n'existe pas. Ceci n'est pas une invention de ma part, mais la théorie du « chartalisme » initiée, selon Wikipédia, dès le début du vingtième siècle. Noter que les monnaies actuelles n'ont de valeur qu'autant qu'elles sont adossées à des engagements de collectivités économiquement solidaires ; mais chacune de ces collectivités doit néanmoins le plus souvent – hors « quantitative easings » ! - emprunter sa monnaie aux marchés qui en tirent d'énormes profits. Les nations garantissent ; les marchés amassent. N'y aurait-il pas erreur ? Ne serait-ce pas aux états d'émettre leurs monnaies ?
Autre élément acquis mais trop méconnu : tout établissement financier titulaire d'une « licence bancaire » accède directement à la monnaie nationale via son compte en banque centrale. A contrario, tous les autres et tout un chacun n'y accèdent qu'indirectement via leurs comptes en banque. Mais la somme de tous les comptes en banques est beaucoup plus élevée que la somme de tous les comptes des banques à la banque centrale. Par « beaucoup plus », il faut entendre 4 , 5 ou 6 fois plus, selon la conjoncture. En langage des banques, on dit que les « réserves » ne sont que de 1/4 , 1/5 ou 1/6 ( elles seraient en pratique de l'ordre de 15 % ). En clair, pour prêter 1000 à , disons 5 % , il suffit à une banque d'emprunter 150 à , peut-être 1 %, à sa banque centrale. On calcule aisément le bilan de l'affaire : revenu annuel 50 pour une dépense négligeable de 1,50. Sans nier les services rendus à la collectivité par toutes ces banques – services qui doivent être rémunérés – ne peut-on conclure à un enrichissement excessif et sans cause véritable ? Ceci lié à leur pouvoir d'orientation des investissements économiques par le biais de la sélection des prêts ouvre la porte à bien des abus. Ici aussi, ce n'est pas moi qui le dit, mais un courant de pensée économique connu sous l'appellation de « 100 % monnaie » du nom d'un ouvrage de Irving Fisher publié en 1935 : on l'aura compris, ces économistes – dont plusieurs prix Nobel – ont réclamé ou réclament encore que les « réserves » des banques soient toujours au moins égales au total des comptes bancaires. C'est aux états et à eux seuls d'émettre leur monnaies.
Avec ces deux concepts économiques on aboutit donc à celui de « 100 % monnaie nationale ». Mais il nous faut encore faire intervenir un troisième concept également inventé par les praticiens de la banque, celui d' « unité de compte commune ».
En effet si chaque nation était maitre de sa monnaie nationale et de sa circulation interne, ces nations commerceraient inévitablement entre elles. Ceci génère immédiatement la question essentielle des taux de change. Nous sommes aujourd'hui en régime de taux de change flottants : les marchés décident au fil des heures. Or les devises étrangères détenues par les banques centrales sont négociables entre banques centrales en tant que dettes réciproques. Au lieu de s'en tenir au suivi des marchés, des banques centrales volontairement coopérantes pourraient convenir d'une gestion stabilisée des taux de change entre leurs devises. Ceci se fait en définissant une « unité de compte commune » qui n'est en rien une monnaie de paiement mais qui est un outil pour valoriser, selon une méthode commune, ces monnaies de paiement. Le concept d' « unité de compte commune » est parfaitement connu des banquiers : le DTS ( Droit de Tirage Spécial ) du FMI n'est pas une monnaie mais la définition – à partir des valeurs des monnaies les plus importantes – d'une unité de valeur, c'est à dire une unité de compte commune aux membres du FMI ; le célèbre BANCOR proposé par Keynes était de même nature. Le SUCRE est, par abus de langage, la « monnaie commune » , en fait l'unité de compte commune de l' ALBA ( Alliance bolivarienne pour les Amériques). C'est donc un raccourci malheureux et porteur de catastrophe de qualifier d'anti-européens ceux qui sont défavorables à l' euro en tant que « monnaie unique », euro non viable de fait par défaut de solidarité suffisante dans la zone, quand ils souhaitent par ailleurs une coopération européenne sincère dont l'euro « unité de compte commune » serait le meilleur outil. Les monnaies nationales peuvent être un outil de coopération véritable.
Il est regrettable que de telles réflexions, si elles sont exactes, ne viennent pas de praticiens confirmés ; si elles ne le sont pas, ils devraient clairement nous expliquer pourquoi. Faut-il vraiment s'en étonner ? Le fait monétaire semble historiquement d'une complexité humaine considérable, un peu comme le fait religieux. Nul ne s'étonne que l'examen le plus distancié du fait religieux se trouve rarement sous la plume de théologiens ; pourquoi s'étonner de ne point trouver parmi les banquiers les analystes les plus convaincants du fait monétaire ?
C'est pourquoi, je proposerais volontiers qu'un panel de spécialistes des sciences humaines, de compétence avérée, complété par quelques techniciens reconnus de la finance qu'il est indispensable d'entendre, s'attèle à la rédaction d' un texte à vocation pédagogique, vulgarisant pour le grand public et sans les dénaturer, les mécanismes de base aujourd'hui pratiqués en matière monétaire et financière :
pourquoi distingue -t-on les monnaies des banques centrales ( monnaies de base ) des monnaies scripturales bancaires en usage dans l'économie ?
Par quels processus le total de ces monnaies scripturales bancaires va-t-il croissant ?
D'où proviennent les sommes colossales, en monnaies de base, couramment injectées dans l'économie tant par la FED que par la BoE ou, à un moindre degré, la BCE ?
Qu'est-ce que le "refinancement" d'une banque auprès de "sa" banque centrale ?
Qu'est-ce que le marché interbancaire ?
Pourquoi parle-t-on de "réserves obligatoires" ? de "réserves fractionnaires" ?
Quelle contrainte conduit les états souverains à emprunter leur propre monnaie ?
Qu'est-ce qu'une "monnaie unique" commune à plusieurs états souverains ? Qu'est-ce qu'une "unité de compte commune" à plusieurs états souverains ?
Etc …
Ce n'est qu'en ayant une connaissance suffisante du système actuel qu'on peut juger de l'intérêt d'un système qui ne retiendrait qu'une seule et unique monnaie nationale, faisant disparaitre du même coup le dualisme monétaire courant ( monnaie de base, monnaie bancaire), supprimant la notion de "réserves" qui n'avait de sens que lorsque la monnaie était valorisée en poids d'or ou d'argent, et mettant en évidence que la masse monétaire de base n'est augmentée que quand l'état s'endette. Le « 100 % monnaie nationale » génèrerait en effet une monnaie qui peut se définir comme reconnaissance d'une dette de l'état envers le porteur légitime, reconnaissance de dette transmissible par échange contre biens ou services. Ainsi la collectivité s'endette envers ses membres du fait même de l'émission monétaire. Mais il faut considérer que les individus sont eux aussi débiteurs envers la collectivité. C'est pourquoi le paiement de l'impôt et/ou l'achat de services publics constituent une annulation réciproque indispensable de dettes antagonistes, c'est à dire une destruction monétaire comme il en existe aujourd'hui quotidiennement dans les banques lors des remboursements d'emprunts bancaires.
Une refondation monétaire cohérente, issue de concepts acquis depuis plusieurs décennies, peut donc être clairement définie. La difficulté est dans la sélection du chemin pour y parvenir. De ce point de vue, tout reste à faire.
L'idéal serait un élan collectif et « convivial » dont nul ne serait exclus, surtout pas les praticiens de la finance. Il est vain de s'arrêter sur des culpabilités qui n'existent guère au niveau collectif, chacun se trouvant plus ou moins entrainé par les circonstances de sa vie. Nous avons tous besoin de sécurité quelque soit notre position sociale ; la « sécurité sociale » qui résulterait d'un nouveau système monétaire assaini, capable de contenir la prédation financière, d'assurer à chacun le revenu minimum souvent proposé tout en acceptant le revenu maximum décomplexé car socialement reconnu qui est demandé par les « convivialistes », ne serait-elle pas le plus sûr moyen, pour tous, d'apaiser et de surmonter les tensions actuelles et probablement à venir ? De libérer aussi les forces réclamées par les autres défis de notre temps autrement ancrés dans le réel, comme ceux de l'énergie et du climat.
J.J. / Octobre 2013.
Résumé
Que la dette en général ( c'est à dire une multitude de dettes entre familles, clans ou tribus ) ait été facteur de lien social dans les sociétés primitives semble un fait admis par la plupart des anthropologues, et ceci avant même l'apparition historique des monnaies. Evidemment, il ne s'agit pas de la dette publique d'un état moderne. Cependant une conception actuelle de la monnaie moderne ( souvent qualifiée de "monnaie pleine" ) peut relever du même esprit d'endettement réciproque, propice au liens sociaux.
En effet si un état émet ex nihilo sa monnaie pour payer ses dépenses, ceci implique que cette monnaie est, in fine, une reconnaissance de dette de l'état - c'est à dire nous tous - à l'égard des agents économiques qui ont donné à l'état. A l'autre bout de la chaine monétaire pourquoi cet état est-il fondé à percevoir l'impôt ? Parce que chacun bénéficie de l'environnement social qui l'entoure ; chacun a une dette envers la société qui "l'héberge ". C'est une dette de sens "contraire" ( des individus vers la société ) à celle qui a provoqué l'émission monétaire ( de la société vers des individus ). L'impôt vient donc compenser la dette monétaire, autrement dit l'effacer. Mais entre le pôle de sa naissance et celui de sa mort, la "monnaie pleine" circule de manière tout à fait conforme à toute circulation monétaire ; c'est une monnaie gratuite, contrôlée démocratiquement, et adossée à la solidité sociale.
oooOOOooo
Un ami a désormais en main mon exemplaire de « Dette : 5000 ans d'histoire » de David Graeber. Je n'en parlerai donc que de mémoire. J'y ai trouvé la possibilité d'un éclairage nouveau sur la nature de la monnaie, cette monnaie qui aurait été inventée pour faciliter le troc en usage dans les sociétés primitives. C'est du moins ce que répètent volontiers les économistes après François Quesnay à l'époque de Louis XV. Je l'ai moi-même répété à l'occasion.
Eh bien non. L'anthropologue D. Graeber nous l'affirme : ni lui, ni aucun de ses confrères, n'a jamais rencontré une société pratiquant systématiquement le troc. Il ne s'agit là que d'une fable répétée d'âge en âge par les économistes ; puisse-t-elle être la seule …
Que sont donc ces sociétés antérieures à l'apparition des monnaies ? Ce sont des sociétés organisées de telle sorte que chacun se ressent toujours redevable envers d'autres et le reconnaît. C'est un réseau de dettes maintenu par un flux continu de dons. Au delà du groupe restreint partageant de manière égalitaire les contentements et servitudes du quotidien, l'organisation sociale, plus ou moins hiérarchisée, oblige les uns et les autres à des dons utilitaires ou des cadeaux honorifiques. Ceux-ci créent immédiatement chez ceux qui en bénéficient l'obligation de rendre. On ne rend pas nécessairement l'identique, mais le socialement équivalent. Le don doit être reçu ; il doit aussi être rendu en un temps socialement acceptable et à un niveau socialement digne. Le don et la dette sont le recto et le verso de l'existence même dans ces sociétés premières. Les leaders y ont une telle nécessité de dons qu'ils peuvent parfois s'y retrouver couverts d'honneurs mais économiquement parmi les moins bien lotis.
Que l'on ne s'y méprenne pas, l'échange créateur de lien social existe encore aujourd'hui en bien des occasions. La bienséance n'exige-t-elle pas de rendre une invitation, de reconnaître un service par un modeste cadeau, de recevoir le vieil oncle qui vous approvisionnait en bonbons durant votre enfance … Il n' y a pas si longtemps que, dans tous les hameaux de France, quand un villageois sacrifiait son cochon destiné à la salaison, il ne manquait pas de réserver quelques morceaux de viande fraîche pour chacun de ses voisins. Ceux-ci se seraient déshonorés de ne pas faire de même le moment venu. Certains appels au don, (le téléthon, le sidaction … ) n'ont-ils pas été institués comme événements nationaux avec un certain succès. « Donner, recevoir, redonner » a laissé des traces jusque dans nos sociétés modernes. Pourquoi ce type de relations n'y retrouverait-il pas sa place ?
Comment la monnaie a-t-elle fait son apparition dans le tissu social initial ? Tout simplement à partir du moment où l'on a cherché une certaine quantification des dons et donc aussi des dettes. Il ne s'agit pas encore d'échanges marchands ( un bien contre monnaie ). Mais celui qui a reçu en hommage trois petites barres de laiton sait très bien que c'est un peu moins que s'il en avait reçu cinq. Ces objets ne lui servent à rien : ce ne sont que des dons qui l'obligent à rendre en proportion ; il comptabilise une dette de trois barres de laiton. Le glissement vers l'échange monétaire est là. Plus tard, que pourra bien faire le légionnaire romain des quelques pièces représentant sa solde, sinon les échanger contre des biens réels directement utilitaires. Ces pièces n'ont en effet aucune autre utilité pour lui. Il ignorera certainement leur nature initiale de don-cadeau qui doit donner lieu à un autre don en retour. N'avons-nous pas oublié, nous aussi, que la monnaie n'est rien, absolument rien, sans une société où elle a cours.
Ainsi en ces temps reculés, la dette naît d'un don et non pas d'un prêt ; seul un don en retour, un don « contraire » peut libèrer de la dette. Dans nos sociétés modernes, comme dans celles des millénaires précédents, à leur naissance les bébés reçoivent tout de leurs parents, de leur entourage familiale et de leur environnement social. Ils reçoivent les ressources économiques mais, bien au delà, tout ce qui est social et culturel. Adultes, ils contribueront à l'existence et au bien être d'eux-mêmes certes, mais aussi et en sens « contraire » de leurs proches et de l'ensemble de la société où ils vivent, y compris les anciens et les handicapés. C'est du moins ainsi que l'on imagine une société civilisée. En humanité, on reçoit en fonction de qui l'on est et l'on donne en reconnaissance de ce que l'on a reçu. Et si la monnaie n'était que la comptabilité de ce réseau d'échanges ? Les chiffres et les nombres n'ont aucune valeur en soi ; seul ce qu'ils représentent en a.
Cette vision anthropologique de la monnaie me semble parfaitement compatible et cohérente avec une conception moderne de la monnaie. Cette conception ne correspond pas à ce qui existe mais à ce que suggère une école de pensée déjà ancienne et à laquelle on peut associer des noms prestigieux : Irving Fisher, Milton Friedman et Maurice Allais. Cette école reste, hélas, tenue à l'écart des médias. Elle préconise d'abandonner le système monétaire actuel dit « à réserves fractionnaires » pour un système souvent qualifié de « monnaie pleine » ou encore « 100 % monnaie ». Le système "à réserves fractionnaires" est un système à deux niveaux, système issu d'une longue pratique bancaire. Cette pratique consiste à prêter à la clientèle des sommes nettement plus élevées que celles effectivement présentent dans les coffres : celles-ci ne sont qu'une fraction de celles-là et en constituent la « réserve ». On est là au coeur de la monnaie moderne : la monnaie des comptes bancaires n'est en réalité que promesses de monnaie et le total de ces promesses est largement plus élevé que celui de la monnaie disponible. Ceci n'est jamais souligné et, de ce fait, souvent ignoré : la masse monétaire issue des banques ( monnaie bancaire) est un multiple ( variable selon la conjoncture mais de l'ordre de 4 à 6 ) de la masse monétaire émise par la Banque Centrale (monnaie centrale ). Si cette situation a des explications historiques (liées notamment au fait que la monnaie centrale a longtemps été l'or ou directement liée à l'or, donc forcément en quantité limitée) les analyses de nombreux économistes ont depuis longtemps conclu que ce système était difficile, voire impossible à contrôler et source de multiples crises financières. Dans un système à "monnaie pleine", au contraire, il n'y a aucune ambiguïté : la monnaie prêtée doit toujours exister. Les promesses de monnaie ne sont en aucun cas confondues avec la monnaie.
Oublions donc un moment le fétichisme monétaire qui a cours, fétichisme selon lequel de l'argent, il y en a ou bien il n'y en a pas. Et si vous n'en avez pas, vous êtes contraint d'en emprunter là où il y en a ; ou bien encore, si vous êtes un état, de le prendre à ceux qui en ont pour le donner à ceux qui n'en ont pas. Vous oubliez qu'aujourd'hui même et chaque jour, l'argent est créé par millions, si ce n'est par milliards, car ceux qui le font se gardent bien de vous dire qu'ils le font et surtout comment ils le font. Oubliez ce monde là, sinon ce qui va suivre vous paraîtra inimaginable et lubie invivable.
Imaginez un état organisé démocratiquement en une collectivité économiquement solidaire. Cet état sait donc exprimer la volonté éclairée du plus grand nombre ; c'est notre définition de la démocratie. Le plus grand nombre, fut-il éclairé, peut malgré tout faire des erreurs mais c'est à terme le meilleur choix car un certain consensus social semble un élément majeur pour la stabilité et l'évolution pacifique des sociétés. Le plus grand nombre reste aussi capable de rectifier ses erreurs.quand il en prend conscience. La collectivité nationale peut donc décider ce qui doit être fait, le faire faire et le payer à ceux qui l'ont fait. Comment peut-elle payer ? Simplement en reconnaissant à sa juste valeur, dans l'unité de compte nationale, ce qui lui est fourni. Elle émet une reconnaissance de dette pour cette valeur. Dans cette perspective la monnaie nationale est une créance sur la collectivité détenue par un ou des membres de cette collectivité. Cette créance est, par convention sociale, définie comme transmissible entre les membres de la collectivité. Elle constitue donc une monnaie puisqu'elle peut être échangée pour sa valeur contre tout autre bien ou service de même valeur. Ainsi la collectivité nationale émet sa monnaie mais ne l'emprunte pas. Ce faisant, nous reconnaissons la dette collective que nous avons envers tous ceux qui contribuent directement à la construction sociale.
Comment, avec une telle pratique, éviter une accumulation indéfinie de monnaie qui perdrait vite toute valeur ? Il suffit de considérer la dette "contraire" : collectivement nous devons aux contributeurs sociaux, mais individuellement nous devons à la collectivité notre environnement social et culturel. Cette dette individuelle, variable selon ce que l'on a reçu, chacun doit s'en acquitter par l'impôt. Le paiement de l'impôt est un abandon de créance sur la collectivité ( par paiement monétaire ) en acquittement d'une créance "contraire" de la société sur nous-même.
Résumons-nous. En « monnaie pleine », l'état émet sa monnaie nationale en paiement de ses dépenses sans avoir à l'emprunter : il y a monétisation des dépenses publiques. L'état par ailleurs collecte les impôts dans la même optique de reconnaissance de dette, mais cette fois il s'agit des dettes individuelles des citoyens vis à vis de la collectivité nationale. La collecte des impôts correspond à une démonétisation, la démonétisation des recettes. Cette démonétisation doit être ajustée pour maîtriser correctement la masse monétaire et maintenir les inégalités sociales à un niveau socialement accepté.
Remarquons que l'utilisation de monnaies pleines pour les échanges internationaux peut, elle aussi, être analysée en terme d' équilibrage de dettes contraires. Si un état A détient des créances sur l'état B, c'est à dire des devises émises par l'état B, et si cet état B détient des créances sur l'état A, il leur est possible de procéder à des annulations de créances contraires. Cela ne peut se faire sans négociation du taux de change. Ceci ouvre tout un espace de coopérations possibles, allant jusqu'à la définition éventuelle d'unités de compte monétaires communes. Celles-ci pourraient contribuer à réduire l'intensité de la guerre économique généralisée à laquelle on assiste aujourd'hui.
Faut-il ajouter que le passage à la monnaie pleine ne manquerait pas de susciter de vives oppositions tant de la part de ceux qui y perdraient quelques avantages que de ceux qui n'en sont encore qu'au fétichisme monétaire évoqué ci-dessus. Elle permettrait néanmoins – et c'est considérable – de conserver le marché dans lequel se déploie l'économie réelle. Certes l'économie financière, bien que les prêts dits « mutuels », c'est à dire de monnaie préalablement épargnée, resteraient possibles, en serait sans doute bouleversée ; faut-il vraiment s'en étonner, compte tenu de ce qu'on y constate aujourd'hui ?
Est-ce à dire que la « monnaie pleine » réglerait tous les problèmes ? Evidemment non. Elle nécessiterait d'ailleurs d'être déclinée dans le détail et pour ce faire le personnel des banques commerciales serait probablement d'un bon secours. Ce détail a d'ailleurs déjà été examiné de près par ses promoteurs. Des propositions, qui ne seront pas rappelées ici, existent (voir par exemple http://www.bayard-macroeconomie.com/reforme-systeme-monetaire.html , ou bien http://www.iconomix.ch/fr/blog/951-faut-il-redonner-le-monopole-de-la-creation-monetaire-a-la-bns/ ou encore, en Grande Bretagne, http://www.positivemoney.org/our-proposals/ ). La « monnaie pleine » en tout cas évacuerait les fantômes qui font notre actualité : la croissance nécessaire qui n'en finit pas de se faire attendre ( est-elle bien nécessaire d'ailleurs ? ), l'investissement qui garde l'oeil rivé sur la confiance alors que la méfiance occupe de plus en plus le devant de la scène.
Faut-il vraiment encore attendre ? Pourquoi ne pas s'interroger sur la situation réelle de nos démocraties européennes et remédier courageusement aux dérives s'il y en a ? Pourquoi feindre de croire que refuser l'euro est aussi refuser l' Europe ? Pourquoi confondre le retour à des « monnaies nationales pleines » avec un banal retour aux monnaies nationales du siècle dernier ? N'y aurait-il pas là le moyen de conserver à l'égard du reste du monde l'attractivité justifiée de nos modèles sociaux, non pas dans un esprit de conquête mais bien comme des exemples à imiter ?
Peut-être un jour sera-t-il demandé à ceux qui savent et sont en capacité de se faire entendre pourquoi ils se sont tus. Il est trop simple d'affirmer qu'une dette doit être remboursée sans jamais évoquer la réforme du système monétaire. On peut tout aussi légitimement penser qu'aucun remboursement n'a lieu d'être s'il est destructeur de lien social. et rappeler que des penseurs reconnus ont déjà expliqué comment y parvenir.
J.J./ Avril 2015.